Des classiques qui ont émergé de la pépinière américaine au cours des années 90, le premier album de Pavement est probablement l’exemple le plus frappant, à la fois manifeste esthétique de ce qu'on appellerait bientôt lo-fi et première démonstration d'une ouverture du rock indépendant américain à de multiples influences extérieures. "Slanted And Enchanted" a également contribué à forger les goûts musicaux de toute une génération de passionnés de musique, pour qui il représente un véritable "disque d'île déserte". Au moment de tenter d’écrire quelques lignes à propos d'un tel monolithe, un drôle de sentiment prend le dessus. Comment résumer ce disque sans dégainer l'habituel catalogue des superlatifs ? Au fond, comment parler d'un album qui a été souvent désigné comme le plus éclatant exemple de l'essence du rock indépendant des années 90, comme "Daydream Nation" de Sonic Youth a pu représenter le pinacle de l’approche bruitiste et arty des années 80 ?
Ce qui me frappe, c'est que ce qui fait aujourd’hui figure d’évidence ne coulait pas forcément de source à l’époque. Je me souviens encore de l’entrefilet dédié à "Slanted and Enchanted" dans la rubrique Popus des Inrockuptibles version bimestrielle, un article à la fois enthousiaste et anecdotique, bien loin évidemment de percevoir à quel point ce disque deviendrait classique. Maintenant, près de vingt ans après, l'analyse est plus aisée. La chose est entendue, depuis le départ, Pavement avait tout bon : un nom qui claque, un son crasseux et débraillé, au diapason des attentes d'une époque fatiguée des standards FM clinquants et ripolinés assénés à longueur de temps et bien sûr, des chansons à tomber par terre.
"Slanted and Enchanted" crachote, grince, couine, crisse, tousse, râle et c'est précisément tous ces bruits, ces sons inhabituels qui en faisaient la saveur : les coups de cymbale de Gary Young sur Summer Babe, le motif de guitare liquide de Zurich Is Stained, les "lalala" ironiques accompagnant l'intro saturée de Fame Throwa... Ces gimmicks contournaient malicieusement les limites d'un son par ailleurs chétif, instauraient d'emblée une véritable proximité avec l'auditeur et distillaient une fraîcheur insensée, merveilleuse à l'époque et encore maintenant fabuleuse... L’attitude "slacker" représentait clairement la meilleure manifestation des désillusions qui accompagnaient la décennie naissante. Il ne suffit cependant pas d’avoir l’attitude rock ad hoc pour sortir un grand disque - sans quoi Peter Doherty aurait une discographie acceptable. Là où Pavement se montrait déjà génial, c’est que le groupe transcendait le slacking grâce à des morceaux sublimes ; l’interprétation est foutraque et débraillée, mais les morceaux, eux, sont conçus avec méticulosité.
Sur "Slanted And Enchanted", la veine pop de Pavement reste encore assez timide. A part Here, déchirante complainte reprise notamment par les Tindersticks, les morceaux alignés ici restent fidèles à un esprit punk très affirmé. La qualité mélodique est bien là, de Summer Babe à Loretta’s Scars en passant par Trigger Cut ou In The Mouth Of A Desert (on pourrait presque citer tous les morceaux), mais l’habillage reste fruste et l'agressivité des guitares distordues sur lesquels Malkmus base le son du groupe peut désarçonner de prime abord. C'est ce qui fait de "Slanted And Enchanted" un album moins immédiat que les disques ultérieurs de Pavement, c'est aussi ce qui en fait un véritable symbole de son époque.
Pavement aura eu une influence incommensurable sur bon nombre de groupes et reste pourtant largement inconnu du grand public : indie jusqu'au bout, même si une reformation récente devrait permettre de faire enfin fonctionner le tiroir-caisse... Avec "Slanted and Enchanted", le groupe posait la première pierre d’une discographie qui couvrirait l'ensemble de la décennie et en accompagnerait les évolutions. Il définissait aussi et surtout un nouveau standard de rock indépendant. Ces 39 minutes sont évidemment essentielles.
(cet article a également été publié dans la rubrique "Oldies" d'Indiepoprock.net)
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