15 juin 2009

Vinyle #3 - Joy Division - Unknown Pleasures

Nous étions en 1991, j'avais 16 ans, et j'étais éperdument amoureux d'une de mes camarades de classe. Nous avions ensemble de longues discussions tournant systématiquement autour de la musique (à l'époque, je ne savais parler que de musique et de jeux vidéo, et malgré un certain manque d'expérience sur le sujet, je sentais confusément qu'avec les filles mon intérêt était de me cantonner à la musique). Je l'abreuvais quasi-hebdomadairement de cassettes enregistrées par mes soins, compilations Nick-Hornbyiennes que je passais des heures à élaborer sur la chaîne de mes parents, en puisant également dans la discothèque de ces derniers. Toto y côtoyait Kansas, Foreigner, les Eagles ou Reo Speedwagon ; rétrospectivement, ces cassettes devaient être un cauchemar de Rock FM américain... Je ne sais pas si elle en a écouté réellement une seule, toujours est-il qu'excédée, ou compatissante, à défaut sans doute de m'être reconnaissante, elle me prêta à son tour une cassette : l'album "Unknown Pleasures" de Joy Division. Je suis resté secrètement amoureux de cette fille jusqu'à la fin de la terminale, je ne l'ai plus revue depuis ; mais cette cassette a, littéralement, changé ma vie.

Il m'arrive parfois de penser que j'ai aimé Joy Division pour de mauvaises raisons ; il m'arrive parfois de penser que mes goûts musicaux d'aujourd'hui, dans lesquels Joy Division tient une place centrale, se sont forgés sur des considérations totalement extérieures à la musique. La première fois que j'ai écouté ce disque, j'ai été choqué, au sens premier du terme, car tout ici contredisait la conception que j'avais d'un "bon" album jusque là. J'appréciais des chansons au son poli, à la mélodie simple et accrocheuse. Le rock de Joy Division avait un son brutal, sale. La voix de Ian Curtis me perturbait par l'approximation de son chant et le côté forcé de ses intonations sépulcrales. La guitare semblait mal accordée, égrenait des arpèges dissonnants, se perdait en hésitations, en lancinances soudaines. La basse, dominant le tout, mise au premier plan, sortait de son rôle d'accompagnement.

Ma réaction première fut le rejet. Pourtant je ne pouvais pas me résoudre à ne pas aimer ce disque, car cette fille, cette fille que j'aimais et qui possédait donc, à très peu d'exceptions près, toutes les qualités, me l'avait recommandé. Je refusais d'imaginer qu'elle puisse avoir tort, c'était donc à moi de reconnaître mon erreur. La musique de Joy Division s'inscrivait également au sein d'un arrière-plan qu'on croirait taillé spécialement pour un adolescent torturé. Le nom du groupe, déjà, inspiré de celui donné aux cohortes de prostituées jetées en pâture aux gardiens des camps nazis durant la Seconde Guerre Mondiale, était auréolé d'une résonance sulfureuse. J'avais également appris que le chanteur, Ian Curtis, s'était suicidé en 1980, dans une mise en scène particulièrement macabre. La pochette enfin, noire, sobre jusqu'à l'austérité, donnait une étrange impression de mystère. A défaut d'être aimable, ce disque était tout au moins fascinant. Alors je l'ai écouté, réécouté, dans une sorte de frénésie quasi-masochiste, persuadé que je finirais par y trouver une vérité qui m'avait échappé jusque là, qui me permettrait enfin d'entrer en communion avec la fille de mes rêves (j'étais adolescent, ne l'oublions pas, l'essentiel de mes pensées étaient donc naturellement porté soit vers un rejet de l'autorité parentale, soit vers l'épineux sujet de la séduction d'accortes représentantes du beau sexe). A moins que je n'aie été inconsciemment porté par l'espoir qu'à force de l'écouter je finirais, au moins, par me sentir moins agressé par cette musique, par sa noirceur et sa saleté.

Evidemment, j'aime à croire rétrospectivement que je venais juste découvrir que la musique pouvait être autre chose qu'un produit gentiment manufacturé, l'objet d'un simple savoir-faire ou la démonstration d'une virtuosité instrumentale, que je commençais à comprendre que le rock pouvait véhiculer des émotions, des chocs, des sentiments violents, qu'un disque pouvait me toucher profondément - toutes choses que je ressentirais bien plus brutalement encore quelques mois après, en découvrant, comme quelques millions d'autres avec moi, "Nevermind" de Nirvana...

Aujourd'hui, lorsque je réécoute "Unknown Pleasures", je suis, à chaque fois, admiratif devant la puissance de ce disque. Inutile, je crois, de s'attarder sur la description de cette musique, une écoute vaut bien une dizaine de pages ; de toute façon, des centaines de critiques existent déjà sur cet album, généralement considéré comme une des pierres angulaires du rock de la fin des années 70, comme un des grands chefs-d'oeuvres du rock tout court. Et pourtant, je ne peux me défaire d'une interrogation à laquelle je n'ai aucune réponse : ai-je réellement fini par comprendre ce disque, ou bien, poussé par une fascination morbide, ai-je poussé le travail d'autopersuasion à l'extrême, jusqu'à adopter inconsciemment une nouvelle échelle de valeurs, dans l'unique but me rendre plus original, plus intéressant ? Bref, mes goûts musicaux actuels ont-ils plus de valeur qu'une simple technique de drague (inefficace) ?

"Unknown Pleasures" est disponible chez n'importe quel disquaire, en série économique. Toutefois, je me permets de mentionner ici l'existence du splendide coffret "Heart and Soul" : en quatre disques, l'intégrale de Joy Division, de leurs débuts très punk (en particulier les morceaux que l'on retrouvait dans la compilation "Substance") à la new-wave crépusculaire de "Closer", en passant bien sûr par "Unknown Pleasures". L'un des disques présente une sélection de divers morceaux en live, c'est le plus dispensable ; sur les autres, rien à jeter ou presque. Superbe objet et contenu inégalable...

4 juin 2009

Vinyle #2 - Chic - C'est Chic

Je crains de totalement me discréditer auprès de mes collègues d'Indiepoprock.net, mais j'ai aujourd'hui envie de parler, après le metal, de disco. Et donc de Chic, parce qu'il n'y a finalement aucune raison de bouder son plaisir.

Evidemment, le simple terme de disco évoque immanquablement une bonne charrette de clichés - costumes cintrés, lunettes de soleil gigantesques, boules à facettes, j'en passe et des meilleures, vous les trouverez tout seuls - et "C'est Chic" n'est certainement pas le disque idéal pour renier ces images, ne serait-ce que parce qu'il contient deux des plus grands tubes disco (Le Freak et I Want Your Love).

Ceci étant dit, on peut aussi faire les choses simplement, poser le vinyle sur la platine, et se laisser porter. Remercier Bernard Edwards pour ses lignes de basse incroyables, qui exsudent le funk le plus lubrique. Se rendre aussi à l'évidence du talent de guitariste de Nile Rodgers, qui avec ses riffs aigrelets sublime encore la basse ronde d'Edwards. Reconnaître enfin le génie d'une production parfaite, qui retranscrit parfaitement la complémentarité entre basse et guitare... Tout l'album tient sur leur duo, même si bien d'autres éléments (voix, cordes...) viennent compléter le tableau. C'est clinquant, presque toujours, kitsch, parfois, mais souvent excellent et toujours stimulant. Et que celui qui est capable de résister au minimalisme torve, quasi-préhistorique et dévastateur de l'inaugural Chic Cheer se manifeste, je serais curieux de le rencontrer.

J'ai souvent des difficultés à affirmer des goûts marqués en dehors de ma bulle indie, alors qu'il me soit permis de le faire ici, de l'affirmer haut et fort : Chic, c'est la vraie classe américaine. Ce serait bien stupide de s'en priver.