Au sein de Japan, le dandy David Sylvian avait incarné le summum d'une vision élégante et sophistiquée de la pop synthétique ; au-delà du son très new-wave, le groupe, initialement d'obédience glam-rock, avait su ouvrir des perspectives insoupçonnées, vers le funk ou le jazz notamment. La singularité de Japan tenait beaucoup à la voix profonde et veloutée de Sylvian, à son chant classe et détaché. Après la séparation de Japan, la carrière solo de David Sylvian a connu des réussite très diverses, une poignée de très beaux disques en côtoyant d'autres beaucoup plus dispensables. "Secrets Of The Beehive", généralement considéré comme le meilleur album de l'Anglais, est un parfait condensé de rock intello tel que la discipline pouvait se pratiquer au cours des années 80. Parfait presque jusqu'au cliché : on reconnaît sur la pochette le design tordu et froid de Vaughan Oliver. Pour tout dire, il est même surprenant qu'un tel disque soit sorti sur Virgin et non 4AD.
Mélodies riches, volontiers complexes, portées par des arrangements très travaillés (cordes, piano, synthétiseurs, percussions), "Secrets Of The Beehive" est clairement le fruit de l'ambition d'un musicien qui a de son art une très haute idée. Cela pourrait s'avérer horriblement prétentieux mais David Sylvian réussit avec intelligence à éviter le piège en gardant une belle humilité et une sobriété qui ne sont pas sans rappeler les grandes heures du Mark Hollis de Talk Talk. L'ouverture vers le jazz, évidente, se fait alors d'abord par un travail hallucinant sur les textures sonores (comme sur Let The Happiness In, où les percussions répondent en douceur aux cuivres), puis par l'utilisation parcimonieuse de chaque instrument, rappelant les vertus de l'équilibre plutôt que de la surcharge. Les morceaux les plus dépouillés figurent parmi les plus réussis, comme The Devil's Own ou le splendide Maria, sur lequel la voix de Sylvian, nimbée d'écho et de nappes synthétiques diaphanes, arrache des frissons.
Déjà impressionnant dans sa première moitié, l'album prouve toute sa force au cours d'une seconde face de très haute volée. Les compositions y sont plus équilibrées (plus accessibles de prime abord sans pour autant perdre l'articulation jazz qui en fait toute la profondeur). La pièce maîtresse de l'album, When Poets Dreamed Of Angels, est une des moins riches en arrangements synthétiques : elle offre en contrepartie des parties de guitares acoustiques renversantes, dressant une trame entre flamenco et harmoniques, secondées par des castagnettes qui ajoutent leur part de dépaysement. Mother And Child offre un beau morceau jazzy qui commence comme une rêverie trouble et s'achève en improvisation de piano ; la voix de Sylvian, parfaitement complétée par une basse rêveuse, y est encore terrassante de beauté. Waterfront, probablement la composition la plus simple et directe du disque, bouleverse grâce à l'irruption de cordes qui portent le chant vers de nouveaux sommets tandis que Forbidden Colours, co-écrit avec Ryuichi Sakamoto, maintient l'intensité pour un final beau à pleurer.
"Secrets Of The Beehive" est de bout en bout sophistiqué, presque glacé si on l'écoute d'une oreille distraite ; pourtant sous des dehors austères et hautains, cette musique vibre, vit, palpite. Au-delà de l'ambition, de l'approche cérébrale d'une musique très pensée, Sylvian propose une oeuvre accessible au commun des mortels, pouvant aussi bien donner la chair de poule que s'adresser à l'intellect : un remarquable travail d'équilibriste. Je ne saurais trop recommander toutefois l'écoute de cet album sur vinyle, de crainte que la froideur numérique n'ôte à cette musique splendide les vibrations qui lui permettent de représenter bien plus qu'un superbe travail de production : un disque d'introspection, de voyage intérieur, une oeuvre à part.
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