"Crooked Rain, Crooked Rain" ou l'album qui a rendu Pavement magique. "Slanted And Enchanted" aurait pu, après tout, n'être qu'une merveilleuse coïncidence ; l'histoire du rock est pavée des noms de groupes dont le talent s'est tari après un formidable premier jet... Pavement, au contraire, a su imposer son style avec panache, l’affirmer, l’affiner sur un disque unique, de ceux qui définissent un genre à eux seuls.
Le défi était de taille : avec son premier album, Pavement, groupe sorti de nulle part, avait cueilli tout le monde par surprise. Quelques mois après, alors que l'aura de "Slanted And Enchanted" continuait à grandir, les attentes se faisaient pressantes autour de la nouvelle coqueluche slacker. Est-ce sciemment que Malkmus et son groupe ont construit la seconde pièce maîtresse de leur discographie ou bien faut-il y voir l'effet du hasard ? On ne le saura probablement jamais, mais tous les choix révèlent une perspicacité redoutable. "Slanted" avait séduit par un son amateur et débraillé ? "Crooked Rain" proposerait un son beaucoup plus travaillé tout en conservant une superbe (fausse) nonchalance dans l'interprétation. "Slanted" avait su revisiter toutes les facettes du punk et du rock indépendant des années 80 ? "Crooked Rain" poursuivrait cette démarche en se permettant qui plus est d'aller fouiner du côté du blues, de la country ou du psychédélisme. "Slanted" avait su mélanger morceaux accessibles et titres à la construction plus audacieuse ? "Crooked Rain" irait encore plus loin en proposant une collection insensée de titres aux structures atypiques et ambitieuses et pourtant d'une évidence limpide.
"Crooked Rain, Crooked Rain" est aussi l’album sur lequel Stephen Malkmus impose la classe de son écriture à la face du monde. On aurait voulu ne voir en lui que le parangon ultime des slackers, il prouve avec ce second album qu'il est d'abord et avant tout un songwriter au talent inouï. De Silence Kid à Gold Soundz en passant par l’immortel Range Life, Malkmus aligne une rangée de chansons pop éternelles. Il n’y a pas de mystère : si le refrain de Cut Your Hair est toujours aussi galvanisant près de vingt ans après, ce n’est pas par le seul effet de la nostalgie, c'est tout simplement parce que cet enthousiasme un brin naïf est porté par une mélodie en acier trempé.
5-4=Unity et surtout l’exceptionnel final de Stop Breathin – une succession d’arpèges de guitare dont la beauté, entre évidence et excentricité, coupe littéralement le souffle – ouvrent aussi des voies insoupçonnées : soudain, Pavement devenait bien plus qu'un groupe indé talentueux et se muait en véritable laboratoire musical, un laboratoire tenu par des savants fous se livrant à quelques vivisections sauvages avec un large sourire. Un peu avant l’avènement de Beck, qui porterait le téléscopage des genres encore plus loin, jusqu’au concassage, Pavement débarrassait le rock de ses œillères, ouvrait des portes inattendues, inespérées, au sens propre inouïes, pour un disque en feu d’artifice.
Elégamment bancal, décalé mais toujours pertinent, le second album de Pavement fait bien mieux que résister aux années qui passent. Ce disque appartient à la caste très rare des disques que leur singularité place au-delà des modes et des genres. Au firmament du rock, Stephen Malkmus, branleur céleste, nous adresse un clin d'oeil goguenard...
(cet article a également été publié dans la rubrique "Oldies" d'Indiepoprock.net)
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