Dès que les premières nappes synthétiques ont rempli l’espace de la pièce, tout est revenu. L’humiliation, ce putain d’éclair goguenard dans les yeux de la fille quand tu lui as expliqué que c’était un de tes albums préféré, cette moquerie muette dont tu n’avais pas saisi la cause – tu en avais en revanche parfaitement compris les implications : jamais tu n’arriverais à tes fins avec elle. Plus tard, lorsque, pas rancunière, elle te ferait découvrir le punk, Sex Pistols, Joy Division, Pixies, tu comprendrais à quel point tu t’étais gouré ce jour là.
Pink Floyd, c’est ces bajoues flasques, ballottant mollement autour des visages falots des trois vieux paumés sur une scène trop grande pour eux, le regard perdu dans la foule, au beau milieu de ces centaines de milliers de spectateurs assoupis ou assommés par trop de joints, ces trois ventripotents essayant désespérément de montrer qu’ils valent encore quelque chose, ex-rockstars en chemises de vieux, en pantalons de vieux, dégarnis comme des vieux mais essayant de jouer jeune, et cet espèce de désarroi sur leur visage, d’aveu d’échec muet pourtant palpable même à travers un écran de télévision.
Pink Floyd, c’est tes premières soirées au lycée, avec quelques amis, les premières bitures, les premiers joints, ces crépuscules interminables qui se prolongent en nuits blanches, les discussions qui deviennent de plus en plus ineptes et clairsemées lorsque l’alcool et le cannabis font leur effet, pour finalement n’aboutir qu’à de longues plages de silence, durant lesquelles tout le monde écoute la musique, ponctuant quelques morceaux de bravoure d’un hochement de tête approbateur, à défaut d’avoir encore la capacité d’articuler un commentaire intelligible.
Pink Floyd c’est ces ampoules au bout des doigts, les cordes métalliques de ta première guitare qui te meurtrissent la chair quand tu essaies d’imiter les bends improbables de David Gilmour (dans Guitar Part, tu as lu qu'il pouvait faire monter la note de deux tons et demi, toi, en y allant de toutes tes forces, tu as péniblement réussi à atteindre un ton, puis la corde a émis une note étrange et sèche en se brisant), c’est aussi ces heures passées à rembobiner ta cassette, à repasser, inlassablement, l’interminable intro de Shine On You Crazy Diamond, pour tenter d’en reproduire le solo, sous le regard bienveillant de tes parents qui préféraient t’entendre jouer la musique de leur jeunesse qu’aligner les accords saturés et strident d’une chanson punk. C'est encore les regards posés sur toi (admiratifs pour certains, goguenards pour quelques autres), ce soir de beuverie au coin d'un feu de bois, sur la plage de Saint-Georges de Didonne, lorsque tu as interprété Wish You Were Here, reproduisant même avec application le solo de l'introduction...
Près de dix ans après, tu es affalé sur ton fauteuil, et en y repensant, depuis quand n'avais-tu pas écouté ce disque? Trop de mauvais souvenirs, trop de choses que tu aimerais avoir oublié, et puis Pink Floyd, ça fait désordre pour quelqu'un qui aimerait se targuer d'avoir des goûts musicaux pointus... Pourtant, même si ça t'arrache la gueule de le reconnaître, cet album est plutôt bon. Excellent, même. Wish You Were Here, finalement c'est une superbe ballade, non? Ca écoeure moins que Hotel California, merde. Même Welcome To The Machine, avec sa pseudo-philosophie sous-jacente à la Orwell, ça s'écoute encore assez bien. Et Gilmour, quel guitariste, quand même... Pour un peu, tu ressortirais ta gratte, pour te dérouiller un peu les doigts, peut-être que tu n'as pas tout perdu... Alors tu réalises, alors que les dernières notes s'éteignent pour laisser place au silence, tu réalises que tu as beaucoup plus vieilli que ce disque que tu as essayé de détester pendant des années sans jamais réellement y parvenir. Cet échec que tu croyais lire dans les yeux des musiciens, ce sera bientôt le tien. C'est celui de tous ceux qui essaient de rattraper leur jeunesse. Mais les musiciens de Pink Floyd, eux, ont vraiment quelque chose à rattraper, pas seulement quelques souvenirs de drague minable ou de biture sordide. Tu ne fais pas vraiment le poids. Tu reposes prudemment le disque là où il était, puis tu sors prendre l'air quelques minutes...
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