Il m'arrive parfois de penser que j'ai aimé Joy Division pour de mauvaises raisons ; il m'arrive parfois de penser que mes goûts musicaux d'aujourd'hui, dans lesquels Joy Division tient une place centrale, se sont forgés sur des considérations totalement extérieures à la musique. La première fois que j'ai écouté ce disque, j'ai été choqué, au sens premier du terme, car tout ici contredisait la conception que j'avais d'un "bon" album jusque là. J'appréciais des chansons au son poli, à la mélodie simple et accrocheuse. Le rock de Joy Division avait un son brutal, sale. La voix de Ian Curtis me perturbait par l'approximation de son chant et le côté forcé de ses intonations sépulcrales. La guitare semblait mal accordée, égrenait des arpèges dissonnants, se perdait en hésitations, en lancinances soudaines. La basse, dominant le tout, mise au premier plan, sortait de son rôle d'accompagnement.
Ma réaction première fut le rejet. Pourtant je ne pouvais pas me résoudre à ne pas aimer ce disque, car cette fille, cette fille que j'aimais et qui possédait donc, à très peu d'exceptions près, toutes les qualités, me l'avait recommandé. Je refusais d'imaginer qu'elle puisse avoir tort, c'était donc à moi de reconnaître mon erreur. La musique de Joy Division s'inscrivait également au sein d'un arrière-plan qu'on croirait taillé spécialement pour un adolescent torturé. Le nom du groupe, déjà, inspiré de celui donné aux cohortes de prostituées jetées en pâture aux gardiens des camps nazis durant la Seconde Guerre Mondiale, était auréolé d'une résonance sulfureuse. J'avais également appris que le chanteur, Ian Curtis, s'était suicidé en 1980, dans une mise en scène particulièrement macabre. La pochette enfin, noire, sobre jusqu'à l'austérité, donnait une étrange impression de mystère. A défaut d'être aimable, ce disque était tout au moins fascinant. Alors je l'ai écouté, réécouté, dans une sorte de frénésie quasi-masochiste, persuadé que je finirais par y trouver une vérité qui m'avait échappé jusque là, qui me permettrait enfin d'entrer en communion avec la fille de mes rêves (j'étais adolescent, ne l'oublions pas, l'essentiel de mes pensées étaient donc naturellement porté soit vers un rejet de l'autorité parentale, soit vers l'épineux sujet de la séduction d'accortes représentantes du beau sexe). A moins que je n'aie été inconsciemment porté par l'espoir qu'à force de l'écouter je finirais, au moins, par me sentir moins agressé par cette musique, par sa noirceur et sa saleté.
Evidemment, j'aime à croire rétrospectivement que je venais juste découvrir que la musique pouvait être autre chose qu'un produit gentiment manufacturé, l'objet d'un simple savoir-faire ou la démonstration d'une virtuosité instrumentale, que je commençais à comprendre que le rock pouvait véhiculer des émotions, des chocs, des sentiments violents, qu'un disque pouvait me toucher profondément - toutes choses que je ressentirais bien plus brutalement encore quelques mois après, en découvrant, comme quelques millions d'autres avec moi, "Nevermind" de Nirvana...
Aujourd'hui, lorsque je réécoute "Unknown Pleasures", je suis, à chaque fois, admiratif devant la puissance de ce disque. Inutile, je crois, de s'attarder sur la description de cette musique, une écoute vaut bien une dizaine de pages ; de toute façon, des centaines de critiques existent déjà sur cet album, généralement considéré comme une des pierres angulaires du rock de la fin des années 70, comme un des grands chefs-d'oeuvres du rock tout court. Et pourtant, je ne peux me défaire d'une interrogation à laquelle je n'ai aucune réponse : ai-je réellement fini par comprendre ce disque, ou bien, poussé par une fascination morbide, ai-je poussé le travail d'autopersuasion à l'extrême, jusqu'à adopter inconsciemment une nouvelle échelle de valeurs, dans l'unique but me rendre plus original, plus intéressant ? Bref, mes goûts musicaux actuels ont-ils plus de valeur qu'une simple technique de drague (inefficace) ?
"Unknown Pleasures" est disponible chez n'importe quel disquaire, en série économique. Toutefois, je me permets de mentionner ici l'existence du splendide coffret "Heart and Soul" : en quatre disques, l'intégrale de Joy Division, de leurs débuts très punk (en particulier les morceaux que l'on retrouvait dans la compilation "Substance") à la new-wave crépusculaire de "Closer", en passant bien sûr par "Unknown Pleasures". L'un des disques présente une sélection de divers morceaux en live, c'est le plus dispensable ; sur les autres, rien à jeter ou presque. Superbe objet et contenu inégalable...